U comme… Usure
Par Frédéric Sos - 17 mai 2021

"Nous avons perdu notre esprit start-up !"

Nos interventions auprès des équipes dirigeantes prennent souvent appui sur la clarification d'une Ambition, correspondant à la projection de ce que ses membres ont envie de réussir ensemble à une perspective de 4 ou 5 ans. Il est pourtant rare que le travail avec l'équipe dure jusqu'à la réussite de cette ambition. Généralement, une première période de 18 mois leur permet de la clarifier et d'engager des actions permettant d'atteindre les premiers jalons de la réussite de l'Ambition ; puis une seconde période, de 12 à 18 mois, permet d'effectuer les ajustements nécessaires au niveau du CoDir, et surtout d'accompagner l'indispensable étape de mobilisation des différentes ressources au sein et à l'extérieur de l'entreprise afin de renforcer la dynamique engagée vers le succès ; soit un accompagnement de 3 ans au maximum.

Pour nourrir ma propre motivation à exercer mon métier, j'ai donc l'habitude de reprendre contact avec l'équipe au moment de l'échéance de l'ambition, afin d'en mesurer le niveau de réalisation et d'en dégager les principaux leviers de réussite. Réussite ? Indiscutablement, dans la grande majorité des cas. Parfois, à la faveur des opportunités et de la performance des axes stratégiques privilégiés, le niveau d'atteinte des critère retenus a même été largement dépassé. Parfois, c'est un événement marquant (un changement d'actionnaire, un rapprochement majeur) qui a changé la donne et stimulé une inflexion imprévisible quelques années auparavant, démontrant qu'une Ambition est bien souvent un cap, plus qu'un objectif. L'équipe dirigeante mesure en tout cas, à quel point elle est maître du destin de son entreprise.

Et pourtant… Contre toute attente, l'ambiance est rarement à la fête : préoccupés par leur actualité ou mobilisés vers l'avenir, les membres de l'équipe n'auraient pas eu le réflexe (en l'absence de ma sollicitation à le faire) de mesurer le chemin parcouru, de repérer les ingrédients et les leviers de leur réussite. Comme si la pertinence d'une démarche indispensable à l'explicitation de leur stratégie collective de réussite n'était pas une évidence. Il est surprenant de constater que seuls les échecs ont tendance à déclencher l'analyse, alors que c'est surtout la modélisation de la réussite qui permet de la reproduire (nous reviendrons sur ce sujet dans une prochaine chronique).

Je garde en mémoire la réaction de ce jeune dirigeant, focalisé sur le développement de sa petite entreprise, que j'avais pris le pari d'accompagner tant qu'il réussirait à doubler son chiffre d'affaires tous les ans. L'activité de ce prestataire informatique de talent avait beau être très prometteuse, l'enseignement de la légende de l'échiquier de Sissa met en évidence le caractère très audacieux de notre accord. Pourtant notre collaboration a duré 4 années. En effet, l'efficacité de son innovation, de son commerce (valorisation de l'offre, conquête de nouveaux clients et de nouveaux marchés, articulation remarquable entre vente directe et réseau de distribution, ouverture de débouchés à l'export], et de sa capacité de production avaient permis la réussite d'un parcours impressionnant, et l'atteinte d'une situation rêvée quelques années plus tôt. Et bien, au lieu de m'accueillir avec le champagne lors de notre bilan de cette 4ème année de collaboration, il m'expliqua avec une certaine déception qu'il allait se résoudre à vendre l'entreprise (ce qu'il a fait dans d'excellentes conditions) "parce que, tu comprends, nous avons perdu notre esprit start-up !".

Sans aller jusque-là, le contraste est parfois saisissant entre le niveau d'enthousiasme et d'énergie observé au moment de la construction d'une Ambition, puis de sa mise en œuvre, et celui qui prévaut lors du bilan, alors même que les résultats sont bien au rendez-vous. J'ai le souvenir de ce moment charnière pour Airbus qui, pour la première fois en 2003, avait enregistré un nombre de commandes et de livraison d'avions surpassant celui de Boeing, concrétisant ainsi une ambition de deux décennies. L'entreprise, comme subitement en manque de Projet, montra alors quelques signes de désenchantement (il est vrai qu'elle appréhendait alors les enjeux et les difficultés du développement de l'A380). Les signes sont comparables quand les équipes ont dû se mobiliser pour faire face à un péril : le péril écarté, et en dépit d'une réelle fierté, le ressenti d'un "coup de mou", une impression de vide. Sont évoquées alors "la fin d'une époque", ou une certaine usure. C'est aussi souvent le moment où les équipes se délitent : départs et nouvelles arrivées en modifient alors la constitution et le fonctionnement.

Faut-il, pour autant, y voir des signes d'usure ?
Peut-être, et notamment quand le "tableau clinique" s'accompagne d'autres symptômes :

  • des orientations stratégiques visant davantage à sécuriser, à maintenir, qu'à développer ; à limiter les pertes plutôt qu'à gagner,
  • des débats et des comportements évoquant des peurs et la mise en œuvre de mécanismes défensifs et de protection,
  • l'apparition, dans les échanges, d'éléments de wording inhabituels : formulations négatives, verbes comme "essayer", "limiter", "arrêter de…",
  • l'apparition de tensions, voire de conflits au sein de l'équipe,
  • une hyper-mobilisation sur la gestion des risques (cf. la chronique R comme Risque).

Cela me rappelle la citation attribuée à Georges Clémenceau : "le meilleur moment de l'amour, c'est quand on monte l'escalier", mais je m'égare...