T comme… Trancher
Par Frédéric Sos - 22 avril 2020

"Dans un environnement incertain, il faut savoir trancher !"

Comment répondre à la mobilisation du président Macron, répétant le 16 mars dernier "nous sommes en guerre", tout en restant, la plupart d'entre nous, confinés à notre domicile ? Comment goûter à la joie d'un printemps insolent et riche du chant d'une quantité insolite d'oiseaux, tout en écoutant le décompte macabre asséné quotidiennement par les médias ? Comment souhaiter avec impatience la fin du déconfinement, tout en appréhendant sa conséquence sur la résurgence de l'épidémie ?

Ces questions en rappellent d'autres, régulièrement au cœur des préoccupations des équipes dirigeantes. Comment diminuer les stocks, en améliorant la disponibilité des produits ? Améliorer la qualité, en diminuant les coûts ? Structurer les processus, en améliorant la flexibilité ? Être innovant, en prenant en compte les expériences passées ? Établir des règles, en déléguant l'autorité ? Obtenir des résultats, en prenant en compte les personnes ? Délocaliser, en garantissant l'emploi ? Délivrer à court terme, en préparant l'avenir ? Anticiper dans un environnement incertain ? Satisfaire les clients, les salariés et les actionnaires ? J'arrête cette liste, en ayant conscience d'avoir omis beaucoup d'autres contradictions, celle qui vous préoccupe peut-être le plus, vous qui me lisez en ce moment…
Comment dégager une ligne directrice, élaborer une position et prendre des décisions dans un environnement proposant autant de contradictions ?

Une réponse a été donnée, il y a quelques années, par le président d'un groupe industriel français animant une centaine de grossistes et de distributeurs dans une soixantaine de pays, en introduction d'une Convention organisée pour les 150 principaux responsables de son réseau commercial, qui se plaignaient de faire face à une complexité croissante, et dans un environnement de plus en plus incertain. Devant ces personnes, se sentant démunies face à l'émergence de contradictions, il énonça, tel un mantra, l'évidente solution : "dans un environnement incertain, il faut savoir trancher !"

Trancher… l'étymologie du mot est assez incertaine, mais elle renvoie à la notion de couper en séparant. Au fil du temps, elle s'est enrichie de la notion de couper court, abréger, puis de décider, résoudre une question, de manière autoritaire. Pourquoi donc cette pratique est-elle autant valorisée, et notamment par ce président lors de son discours introductif ?
Peut-être faut-il y voir une allusion au mythe du nœud gordien. En 333 av. J.-C., et après avoir remporté une première victoire face à l'armée perse, Alexandre le Grand arrive à Gordion. Là, il trouve le char du roi Midas (le roi aux mains d'or), dont le timon est noué par un nœud végétal inextricable, sans commencement ni fin apparente, le nœud gordien. Les prêtres évoquent alors la légende selon laquelle celui qui réussirait à le dénouer deviendrait le maître de l'Asie. Personne n'y était parvenu jusque-là, mais cette perspective cadre parfaitement avec l'ambition d'Alexandre qui le tranche alors d'un coup d'épée.
Est-ce parce que cet acte inaugure presque 10 années de victoires et de conquêtes ? Est-ce parce qu'il est assurément plus facile de décider, même arbitrairement (certes en clarifiant ainsi des repères à l'action collective), que d'investir une réflexion, exigeante, surtout s'agissant de ce qui paraît à première vue inextricable ? Est-ce parce que le résultat, qui plus est obtenu rapidement, prend bien souvent le pas sur le reste ? Toujours est-il que l'action de trancher reste perçue comme caractéristique de la performance en matière de leadership.

En 1999, Jean-Pierre Levrey, ancien PDG de Volvo Automobiles France et alors président de Carrier Transicold pour l'Europe, avait amorcé une brillante intervention par la question "comment naviguer dans les contradictions ?". Il avait témoigné de situations paradoxales qu'il avait su faire évoluer par des actions… paradoxales. Par exemple, dans une organisation qui amène les managers à se battre entre eux plutôt que contre la concurrence (situation paradoxale), il avait défini des objectifs communs aux "frères ennemis" (action paradoxale). Pour gérer les contradictions, il avait navigué au-dessus des contradictions, au niveau des paradoxes. Il a été le premier chef d'entreprise que j'ai entendu formuler ce que j'ai souvent pu observer par la suite : en prenant en compte la dimension paradoxale des situations et en cherchant à en intégrer les différentes composantes, le dirigeant réussit à faire adopter une posture et des leviers d'action favorisant la progression.

Revenons à la formulation de nos questions du début. Notre préoccupation peut être d'"obtenir des résultats ou de prendre en compte les personnes". Ce "ou", en opposant les éléments contradictoires, favorise l'affrontement des positions et l'arbitrage.
La question prend une autre dimension quand elle est formulée ainsi : "Comment obtenir des résultats et prendre en compte les personnes". Ce "et", intégratif permet d'aboutir, par exemple, à la clarification des responsabilités. "Être innovant et prendre en compte les expériences du passé", amène à expliciter les stratégies de réussite des entreprises et de leurs équipes, etc.

Investir le paradoxe, caractéristique de toute complexité et chercher à intégrer plutôt que de trancher… L'impact culturel est majeur; il ouvre la voie à des évolutions très intéressantes : de la tâche à la valeur ajoutée, de territoire à la contribution, du conflit à la coopération, de la pyramide au réseau, de l'anatomie à la physiologie, de l'autorité hiérarchique à l'autorité d'animation, de l'affrontement à la confrontation,…

Il s'ouvre alors un champ de conquêtes extrêmement stimulant, n'en déplaise à Alexandre le Grand.